21.12.05

Comment l'islam radical s'est immiscé dans le débat public en Indonésie

Le renouveau de la foi islamique, perceptible dans le monde musulman, l'est aussi en Indonésie.
J. G.
[Le Figaro, 21 décembre 2005]

L'INDONESIE fut pendant longtemps érigée en modèle de tolérance religieuse. L'immense archipel, où plus de 85% des 220 millions d'habitants se revendiquent de l'islam, est le plus grand pays musulman du monde, mais il n'en demeure pas moins, constitutionnellement, un Etat pluriconfessionnel depuis son indépendance en 1949. Bien que l'islam ait structuré la lutte contre le colonisateur hollandais, Soekarno, le père de la nation, imposa un ordre politique fondé sur «cinq principes nationalistes» (Pancasilla) parmi lesquels figure «la croyance en un Dieu unique». Cette doctrine condamne l'athéisme mais reconnaît officiellement cinq religions (islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme, bouddhisme), traitées équitablement selon leur importance numérique. L'objectif était d'intégrer la religion dans la vie publique, tout en limitant ses débordements politiques afin de susciter l'adhésion nationale des minorités de Java, le coeur démographique du pays, et des territoires non islamisés de l'archipel comme Bali l'hindouiste ou les îles majoritairement chrétiennes du «Grand Est» (Moluques, Timor, Flores).
Mais cette doctrine reflétait aussi la nature très singulière de l'islam indonésien. Introduite par des marchands arabes à partir du XIIIe siècle, la religion du prophète Muhammad a dû s'accommoder des croyances qui l'ont précédée, notamment à Java où se sont développés des syncrétismes mêlant islam, hindouisme, bouddhisme et animisme. La vie politique indonésienne porte encore les traces de cet islam très édulcoré, appelé «javanisme». En 1999, peu avant son élection à la présidence de la République, Gus Dur, le chef du Nadhlatul Ulama, la confrérie islamique proche de ce courant traditionaliste, a livré une offrande de riz à la «reine des mers du Sud», une déesse conférant depuis des siècles leur légitimé aux sultans de Java.

Montée du wahhabisme

Mais le renouveau de la foi islamique, perceptible dans l'ensemble du monde musulman, l'est aussi en Indonésie ; et les «javanistes», majoritaires jusqu'au milieu du XXe siècle, ne le sont plus aujourd'hui. Le «javanisme» a subi la montée en puissance de la Muhammadyah, une confrérie d'inspiration wahhabite créée en 1912, et dont les responsables reçoivent des bourses d'études d'Arabie saoudite. Très influente en milieu urbain, la Muhammadyah revendique désormais quarante millions de militants, soit autant que le Nadhlatul Ulama, qui reste bien implanté dans les campagnes. Ce changement se traduit par un suivi plus strict du ramadan, des prières dites ostensiblement en milieu professionnel et un port du voile islamique en progression constante. La multiplication des talk-shows télévisés animés par des prédicateurs musulmans atteste également de cette demande accrue d'islam.
La dictature Suharto (1965-1998) a aussi sa part de responsabilité. Au lendemain de son coup d'Etat anticommuniste, le général rend obligatoire l'enseignement religieux à l'école. Il muselle ensuite l'expression politique des partis musulmans, poussant des oulémas proches de l'islam radical à investir pleinement le champ social. Cette «islamisation par le bas», menée par le Conseil indonésien de la prédication islamique (DDII), sera complétée par une «islamisation par le haut», à la fin des années 1980, lorsque Suharto réintroduit l'islam dans le jeu politique pour se faire de nouveaux alliés face aux militaires contestataires. Il crée l'Association des intellectuels musulmans indonésiens (ICMI) pour fixer l'agenda des réformes islamiques. Or l'ICMI est noyautée par une nébuleuse radicale regroupée dans le Comité de solidarité du monde islamique (Kisi). Elle obtient le renforcement des tribunaux religieux en matière de statut personnel et réintroduit l'islam dans le débat public en obligeant tous les intellectuels à se repositionner sur la charia.
Le Kisi développe aussi des thématiques violemment antichrétiennes, qui trouvent une traduction concrète en 1996, quand une vingtaine d'églises de Java sont brûlées avec la complicité de policiers. Loin de susciter l'émoi populaire, cette tragédie alimente au contraire la théorie d'une conspiration occidentale. Beaucoup d'Indonésiens considèrent en effet que la perte du Timor-Oriental en 1999, la guerre sécessionniste des chrétiens des îles Moluques (1999-2002) ou les attentats commis par les alliés locaux d'al-Qaida sont des complots de la CIA visant à discréditer l'islam pour christianiser l'archipel. Cette rhétorique se nourrit aussi des «massacres de musulmans» en Palestine et en Irak et des thérapies de choc imposées par le FMI pour sortir l'Indonésie de la crise économique provoquée par le krach boursier asiatique de 1997.

Méfiance envers la charia

Pour autant, les Indonésiens restent très méfiants à l'égard de la charia, soit qu'ils en ignorent le contenu, soit qu'ils en redoutent les aspects les plus contraignants. Aux élections législatives de 1999 et de 2004, les partis musulmans n'ont recueilli, toutes tendances confondues, que 30% des suffrages. Mais la progression des islamistes indonésiens se mesure moins à l'aune de leurs scores électoraux qu'à leur capacité à islamiser le débat public. Tous les partis séculiers intègrent ainsi désormais une dimension islamique à leur programme et leurs candidats à la présidentielle de 2004 se sont affichés dans des écoles coraniques pendant la campagne électorale, l'ancienne présidente Megawati apparaissant même pour la première fois coiffée du voile islamique sur ses affiches.
La nature profonde de la société indonésienne, plutôt tolérante et modérée, rend peu probable un basculement massif dans le fondamentalisme. Mais à trop laisser les islamistes monopoliser le débat sur l'avenir de l'islam, les élites indonésiennes, qui ne parlent pas l'arabe et en nourrissent un complexe, s'exposent au danger de leurs propres surenchères. Comme le souligne Andrée Feillard, chercheur au CNRS et spécialiste de l'islam indonésien, «l'histoire enseigne que l'instauration de la charia résulte moins souvent de phénomènes majoritaires que des pressions exercées par des groupes minoritaires sur des gouvernements laïcs en quête de légitimité islamique.»

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