15.12.05

Des militaires devant la justice civile

La Croix 14-12-2005

Le général Henri Poncet, ex-commandant des forces françaises en Côte d’Ivoire, a été mis en examen dans l’affaire Mahé. C’est le tribunal aux armées de Paris qui instruit cette affaire. "La Croix" fait le point sur le fonctionnement de la justice militaire.

Le temps où la justice militaire était rendue par des juges militaires appartient bien au passé. La mise en examen du général quatre étoiles Henri Poncet, pour «complicité d’homicide volontaire» dans l’affaire de la mort de l’Ivoirien Firmin Mahé, arrêté le 13 mai par des soldats français, l’a rappelé mardi 13 décembre. Cette mise en examen a été signifiée à l’ancien commandant de la force «Licorne» en Côte d’Ivoire par une magistrate civile.
Oui, civile, en la personne de Brigitte Raynaud, juge unique d’instruction du tribunal aux armées de Paris (TAP). À dire vrai, c’est la quasi-totalité du personnel de ce tribunal, installé dans l’une des plus vieilles casernes de Paris – la caserne Reuilly dans le 12e arrondissement –, qui a le statut civil. Il n’empêche : cette juridiction juge les infractions militaires au nom de la société civile, dont ses magistrats sont issus.
En revanche, son appellation ne laisse pas présager que ce tribunal est compétent pour juger les infractions (délits ou crimes) commises par des militaires dans le cadre de leur service à l’étranger, c’est-à-dire en opérations extérieures (Opex). Sa composition – des magistrats civils donc, détachés par l’institution judiciaire – est là, en appui des codes de la justice militaire et de la procédure pénale, pour garantir aux soldats qui comparaissent devant lui les mêmes droits qu’à tout citoyen justiciable. À savoir, ceux liés à la garde à vue, à la détention provisoire, à la défense (liberté de choix de l’avocat), à la procédure contradictoire, au jury populaire en assises, et à la possibilité de faire appel.

Extinction du corps des magistrats militaires

Dans l’histoire de la République, ces droits pour les soldats ne sont pas toujours allés de soi. Jusqu’à la loi du 29 décembre 1966, les militaires étaient en effet jugés par leurs pairs et ne pouvaient interjeter appel. Ce texte a rapproché la justice militaire et la justice civile. Puis, la loi du 21 juillet 1982 a posé le principe de l’extinction du corps des magistrats militaires, laquelle est intervenue en 1993 avec le départ à la retraite du dernier juge militaire. Enfin, la loi du 10 novembre 1999 a, face à la justice, aligné les droits des militaires sur ceux des civils. Si bien que les militaires qui commettent des infractions dans le cadre de leur service (c’est-à-dire des infractions militaires) sont, depuis, passibles des règles de la justice ordinaire, comme lorsqu’ils commettent des infractions hors de leur service.
Il est à noter que si les infractions militaires en Opex sont traitées par le tribunal aux armées de Paris, celles commises sur le sol national relèvent, quant à elles, des magistrats – toujours civils – appartenant aux «sections des affaires militaires» de la justice ordinaire situées le plus souvent au siège des cours d’appel.
Alors, pourquoi une juridiction particulière, celle du tribunal aux armées de Paris ? «Ce qui se passe sur les théâtres extérieurs réclame des moyens et des investigations spécifiques compte tenu de l’éloignement», expliquent Jacques Baillet, 56 ans, procureur du TAP après vingt-cinq ans de carrière dans l’institution judiciaire classique, et le substitut Sami Ben Hadj Yahia, 34 ans. C’est ainsi que tous les deux, de même que la juge d’instruction Brigitte Raynaud, 42 ans, en poste depuis 1993, sont amenés à sillonner le monde pour traiter les dossiers.

Règles de droit commun

Autre élément de cette spécificité : sur chaque théâtre d’opération sont en permanence dépêchés des gendarmes officiers de police judiciaire, appelés «prévôts», et chargés de mener les investigations en flagrant délit ou sur saisine du juge d’instruction. Les prévôts étant eux-mêmes des militaires, certains observateurs se posent toutefois la question du caractère vraiment systématique de leur surveillance : en d’autres termes, des faits aussi graves que ceux révélés par l’affaire Mahé et commis sur tel ou tel «théâtre» ont-ils toujours pu être portés à la connaissance des autorités judiciaires ? Question qui demeure aujourd’hui sans réponse.
L’organisation du tribunal aux armées de Paris n’en est pas moins calquée sur celle des juridictions classiques. Elle comprend un président (qui est un magistrat de la cour d’appel de Paris), un parquet (un procureur et un substitut), un juge d’instruction, un greffe composé d’une dizaine de greffiers. Elle se décompose en deux formations : l’une correctionnelle et l’autre criminelle. Dans les deux cas, tout fonctionne selon les règles de droit commun : la justice est rendue par trois magistrats appartenant aux tribunaux de Paris et de la région parisienne, et en assises, avec en plus le concours d’un jury populaire (neuf jurés) choisis parmi la population civile, selon les conditions habituelles.
Comme pour les affaires criminelles civiles, lorsqu’il s’agit de terrorisme, de trafic de stupéfiants ou s’il y a risque – constaté par la chambre ordinaire de l’instruction – de divulgation de secrets défense, le TAP est entièrement professionnalisé (six magistrats, pas de juré). Ce tribunal est, en outre, placé sous le contrôle de la Cour de cassation, tandis que son parquet relève de l’autorité du parquet général de la cour d’appel de Paris et du garde des sceaux.

Des débats accessibles au public

Quelques particularités découlent, quand même, de la spécificité militaire. Avant toute poursuite, sauf dans les cas de flagrants délits et de crimes, le procureur – à qui l’on octroie le rang de colonel et qui revêt un uniforme bleu marine lors des procès – doit demander l’avis du ministre de la défense, mais n’est pas lié par cet avis, qui se trouve versé au dossier : décidément le temps – qui a couru jusqu’en 1928 – d’une tutelle très directive du ministre sur des tribunaux exclusivement formés de militaires est révolu !
De même, les greffiers du TAP sont d’anciens militaires volontaires, mais ils ont reçu la formation juridique adéquate pour intégrer la profession et ne sont plus militaires d’active. Enfin, le militaire pris en flagrant délit d’infraction sur un théâtre extérieur n’est pas soumis à la comparution immédiate, en raison de l’éloignement.
Pour l’essentiel, cette juridiction reste donc ordinaire. Ses débats sont, d’ailleurs, accessibles au public. Ils ont lieu, avec constitution de parties civiles et plaidoiries, dans une petite salle d’audience où trône la statue de Marianne et dont l’entrée donne directement sur la rue. Tribunal spécialisé du temps de paix, mais pas tribunal d’exception, le TAP a une activité qui, par ailleurs, n’est pas très importante en volume : chaque année, il instruit environ 1 500 dossiers (pour quelque 35 000 militaires présents sur les théâtres extérieurs) et prononce de 300 à 350 jugements.

Vols, atteintes aux personnes, stupéfiants...

Dans 41 % des cas, il s’agit d’atteintes aux biens (vols et escroqueries notamment), dans 16 % d’atteintes aux personnes (violences, agressions sexuelles), dans 5 % d’infractions à la législation sur les stupéfiants, le reste se répartissant en diverses infractions (détention illégale d’armes, désertion entre autres).
En 2001, le tribunal a jugé le commandant Pierre-Henri Bunel accusé d’«intelligence» avec les Serbes de Yougoslavie (cinq ans de prison, dont trois avec sursis). Plus récemment, en juin dernier, il a condamné à trois ans de prison un soldat français, accusé d’avoir tué (involontairement, semble-t-il) un jardinier ivoirien en Côte d’Ivoire, et qui a fait appel.
Deux affaires de vols, commis par des soldats français dans des banques ivoiriennes, ont aussi été récemment audiencées, avec des peines de prison prononcées (six mois ferme à un an avec sursis). Fin novembre, la juge d’instruction, Brigitte Raynaud, s’est rendue à Kigali (Rwanda) pour entendre des plaignants qui mettent en cause le rôle de l’armée française dans le génocide rwandais de 1994, et dont les avocats réclament une ouverture d’information à Paris.

Antoine FOUCHET

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La chronologie de l’affaire Firmin Mahé
17 octobre : la ministre française de la défense, Michèle Alliot-Marie, suspend le général Poncet qui est soupçonné d’avoir «couvert le décès d’un Ivoirien appréhendé par des militaires français» le 13 mai 2005. Le colonel Burgaud, chef de corps du 13e bataillon de chasseurs alpins (13e BCA), et un sous-officier qui faisaient partie du dispositif Licorne, sont également suspendus pour «manquements graves à la loi, aux règlements militaires et aux ordres».

2 novembre : le rapport d’enquête remis au ministre de la défense confirme que Firmin Mahé, «coupeur de routes» soupçonné d’actes criminels par les forces françaises, a été «tué par étouffement par des militaires français dans un véhicule blindé entre Bangolo et Man».

Le ministère de la défense inflige un «blâme» au général Poncet qui avait «été informé des faits mais ne les a pas portés à la connaissance de ses autorités hiérarchiques» ainsi qu’à son adjoint, le général Renaud de Malaussène.

30 novembre : l’adjudant-chef, qui a reconnu être l’un des auteurs de l’homicide, ainsi qu’un militaire du rang qui se trouvait à l’arrière du véhicule, sont mis en examen pour «homicide volontaire», et placés en détention provisoire. Le colonel Burgaud, chef de corps du 13e BCA de Chambéry (Savoie), et un quatrième militaire, le chauffeur du véhicule, sont poursuivis pour «complicité d’homicide volontaire» mais laissés libres.

1er décembre : plusieurs sources proches du dossier indiquent que le colonel Burgaud a affirmé avoir transmis un ordre implicite du général Poncet qui aurait conduit à la mort de Mahé.

8 décembre : l’avocat de la famille, Me Fabien Ndoumou, affirme que Firmin Mahé n’était pas le bandit «coupeur de route», recherché par l’armée française.

13 décembre : le général Poncet est mis en examen pour «complicité d’homicide volontaire» mais laissé en liberté. Selon son avocat, Me Jean-René Farthouat, son client a contesté, au cours de sa garde à vue, avoir donné l’ordre implicite ou explicite de tuer Firmin Mahé. Son ex-adjoint, le général de Malaussène, ressort libre de son audition.

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