15.12.05

Leçon d'histoire sur la laïcité et l'islam

ANALYSE
par Xavier Ternisien
LE MONDE | 15.12.05 | 13h56 • Mis à jour le 15.12.05 | 13h56

n a coutume d'affirmer, pour le déplorer, que "l'islam est arrivé trop tard", à propos de la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation des Eglises et de l'Etat, considérée comme l'acte fondateur de la laïcité à la française. Cette assertion est très largement inexacte. Au début du XXe siècle, la France se considérait comme une "puissance musulmane". Elle comptait alors, dans les trois départements de l'Algérie française, 4,5 millions de sujets musulmans, régis par le statut personnel.
Le principe de l'application de la loi à l'Algérie et aux colonies a été adopté, sans discussion, à la Chambre des députés le 30 juin 1905. Mais, à la demande de César Trouin, député radical-socialiste d'Oran et défenseur des intérêts des colons, les parlementaires ont pris en compte un amendement qui soumettait cette application à un décret. L'article 43 de la loi a donc été adopté sous cette forme : "Des règlements d'administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à l'Algérie et aux colonies."
La discussion a été plus âpre au Sénat le 5 décembre de la même année. Elle permet d'éclairer les enjeux. Le sénateur d'Ille-et-Vilaine Eugène Brager de la Ville-Moysan (Gauche républicaine) demande que la loi de séparation ne soit pas appliquée à l'Algérie, et tout particulièrement au culte musulman. La raison en est simple : l'influence française sur les sujets musulmans passe par le contrôle du culte. "On évitera tout ce qui pourrait gêner le culte musulman, parce qu'on craint des difficultés terribles qui, finalement, pourraient produire une véritable révolution contre la France et l'influence française, explique-t-il. (...) Vous n'ignorez pas que, dans la plupart de nos colonies, l'influence religieuse et l'influence française sont, pour ainsi dire, deux choses qui se confondent."
Au fond, le sénateur ne fait que reprendre le bon vieux principe énoncé par Gambetta, selon lequel "l'anticléricalisme n'est pas un produit d'exportation". En outre, il estime que les populations "indigènes" ne sont pas mûres pour bénéficier des bienfaits de la laïcité. "On nous dit (...) que le mouvement continu des idées modernes doit amener nécessairement enfin la séparation complète des deux pouvoirs. Or, ces considérations sont-elles applicables aux colonies ? Les indigènes du Congo, de Madagascar ou du Tonkin possèdent-ils un niveau intellectuel susceptible de comprendre ce progrès prétendu des idées modernes ?", interroge-t-il.
Pour clore la discussion, le ministre des cultes, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, laisse le champ ouvert à une application souple de la loi. " Certes, nous entendons appliquer la loi en Algérie et aux colonies dans l'esprit où elle est faite pour la métropole, mais il y a des mesures de sauvegarde que le gouvernement a le droit d'édicter... et il n'y manquera pas."
La séparation ne sera jamais appliquée aux populations musulmanes d'Algérie. Outre la volonté du colonisateur de maintenir son contrôle sur le culte musulman, l'autre mobile de cette décision est qu'il aurait fallu rendre aux musulmans les biens habous (mosquées et fondations pieuses), versés au domaine public à partir de 1830, et dont certains avaient été attribués aux colons ou à l'Eglise catholique. Le décret du 27 septembre 1907, publié par le gouverneur général Charles Jonnart, détermine les conditions d'application de la loi. Il stipule, dans son article 11, que "le gouverneur général pourra, dans un intérêt public et national, accorder des indemnités temporaires de fonction aux ministres (du culte) désignés par lui". Il devait rester en vigueur jusqu'à l'indépendance.

"L'ÉTONNANT PARADOXE"

Pendant toutes ces années, la France a assumé une contradiction dans son application de la laïcité en terre algérienne. "Il y a donc, d'un côté, l'impératif républicain selon lequel le principe de séparation ne souffre d'aucune exception et, de l'autre, la volonté politique de maintenir une domination en utilisant les clercs et leur influence sur les masses", résume Rabehr Achi, qui prépare une thèse sur ce sujet.
La rétribution des agents du culte musulman par l'administration française ouvre la voie à un véritable droit de nomination exercé par le gouvernement général. La procédure de recrutement comporte une enquête de moralité, qui a pour objectif de déterminer pour chaque candidat le "degré d'influence chez ses coreligionnaires" et le "loyalisme envers la France".
Le plus étonnant dans cette histoire, c'est que l'Association des oulémas, fondée par le cheikh Ben Badis, n'a de cesse de réclamer, pendant toute cette période, l'application de la laïcité au nom des principes républicains. Faisant fi de ces demandes, l'administration française pose comme argument que l'islam méconnaît la séparation des sphères politiques et religieuses. Une note du ministère de l'intérieur, datée de 1950, affirme à ce sujet : "Si les règles de la laïcité n'ont pas toujours reçu en Algérie une application aussi complète qu'il eût été désirable, cela est dû (...) à certaines résistances rencontrées auprès des autochtones, demeurés fidèles à la conception, traditionnelle en pays d'islam, de l'Etat théocratique, réunissant entre ses mains les pouvoirs temporel et spirituel."
Ainsi l'administration coloniale, en s'appuyant sur le discours religieux le plus conservateur, a contribué à scléroser l'organisation de la société musulmane. C'est "l'étonnant paradoxe" que relève Oissila Saaïdia dans la revue Vingtième siècle (juillet 2005) : "Alors que le discours laïc affirme la nécessité de sortir de l'emprise du religieux en France, il le place au coeur des sociétés islamiques. Il contribue ainsi à renforcer un des discours musulmans, au détriment des efforts tentés par d'autres pour repenser les rapports de l'islam à la société."
L'Algérie indépendante a repris l'héritage du colonisateur. Les cadres religieux y sont encore payés par l'Etat, y compris les prêtres et évêques catholiques... Dans la France contemporaine, il n'est pas interdit de repérer l'héritage des choix opérés en 1907. La Mosquée de Paris est financée par l'Algérie. Ses 80 imams exerçant sur le territoire sont salariés par le gouvernement algérien. Enfin, son recteur, Dalil Boubakeur, bien que minoritaire au Conseil français du culte musulman (CFCM), a été imposé à la tête de cette instance par la pression conjuguée de l'Elysée et du ministère de l'intérieur.
Quelles leçons tirer de cet épisode souvent occulté de la laïcité à la française ? Que l'exception musulmane est encore visible dans le paysage religieux français. Et que les moins laïques ne sont pas forcément ceux qu'on croit.

XAVIER TERNISIEN
Article paru dans l'édition du 16.12.05

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