14.1.06

Comment la télé américaine nous voit

La Croix 13-01-2006

Les chaînes américaines se sont mobilisées pendant les émeutes en banlieue pour donner une image qui plaisait… à l’Amérique, mais la France n’intéresse plus les Américains

«Paris brûle. » Le titre choc, placé sur fond de tour Eiffel ou de drapeau français en feu, a marqué les esprits des téléspectateurs de CNN ou de Fox News. Pendant une dizaine de jours, début novembre, les émeutes en banlieue ont fait la une de toutes les télés américaines, des chaînes d’information en continu comme des classiques CBS, ABC ou NBC. Dépêchés aux endroits névralgiques, des bataillons de correspondants et d’envoyés spéciaux, venus de Londres ou de New York, enchaînaient les Breaking News pour rendre compte en direct de l’évolution de la situation, tandis qu’une pléiade d’invités en plateau s’interrogeaient sur les causes de cette révolte et son lien éventuel avec un terrorisme islamiste.
Est-ce à dire que la France n’intéresse les Américains que lorsque le pays est à feu et à sang ? «C’est caricatural mais pas totalement faux», affirme Christophe Schpoliansky, le dernier représentant en France d’ABC, dont les bureaux parisiens ont fermé il y a quelques semaines. «Les responsables de l’information à New York ne retiennent que les sujets qui ont un lien avec les États-Unis ou le terrorisme. Je ne suis même pas sûr que nous ayons fait un reportage sur l’élection présidentielle de 2002», note-t-il, déplorant une «sélection drastique», liée à la courte durée du journal du soir : «Trente minutes, dont dix de publicité !»
À CBS, le constat paraît plus optimiste. «Les Américains s’intéressent à toutes sortes de sujets», assure Robert Albertson, responsable du bureau parisien de la chaîne, avant de citer en vrac : la greffe de visage, le beaujolais nouveau et la surproduction viticole, le voile islamique, les défilés de mode…
Il reconnaît avoir « toujours eu du mal à placer des sujets sur la France, lors des périodes électorales ou d’autres événements d’importance se déroulant sur le territoire américain comme l’ouragan Katrina. Mais, depuis que l’Amérique est en guerre, l’intérêt des rédactions pour l’actualité internationale, notamment européenne, est encore plus faible.»

"Aujourd’hui, les chaînes veulent dépenser le moins possible"

«Les télévisions américaines sont de plus en plus nombrilistes», déplore Cicely Medieff, une réalisatrice française, de mère écossaise, qui a travaillé dix-huit ans pour ABC avant de rejoindre Fox News en 1998. Elle regrette la grande époque où les télévisions d’outre-Atlantique avaient pignon sur rue et une pléthore d’employés : «Aujourd’hui, les chaînes veulent dépenser le moins possible et se contentent souvent des images fournies par les agences d’échange internationales type Eurovision. Par souci d’économie, à Fox News, on monte rarement de vrais reportages : on enchaîne les directs avec le journaliste, Gregory Palkot, actuellement à Bagdad.»
Aussi, les correspondants des chaînes américaines en poste en France se comptent-ils sur les doigts de la main. Robert Albertson, qui travaille pour CBS depuis 1969, a vu les effectifs fondre avec les années : «En vingt ans, nous sommes passés d’une vingtaine de personnes à quatre aujourd’hui.» Dans les locaux de la chaîne, rue Marbœuf, à Paris, «les mêmes depuis quarante-trois ans » précise-t il avec la fierté du survivant, il se retrouve à la tête d’une « rédaction » composée de deux techniciens «image et son», qu’il partage avec l’émission phare de la chaîne, «60 minutes», et d’une journaliste, Elaine Cobbe, travaillant surtout pour CBS Radio et le réseau News Path, fournisseur des reportages aux chaînes régionales partenaires.
Résultat, les sujets européens se raréfient et nombre d’entre eux sont façonnés à Londres, où la chaîne possède une grosse antenne, voire directement à New York. Et le fonctionnement est le même pour la plupart des télévisions américaines. «ABC et NBC n’ont plus de véritable correspondant entre Londres et Tel-Aviv», constate Pat Thompson, qui a ouvert il y a dix ans une agence indépendante au service des médias américains.
Elle compte parmi ses clients CNN , ABC ou NBC. Souvent, le «permanent» des chaînes subsistant à Paris est un réalisateur ou un journaliste capable d’alimenter en images un sujet réalisé au siège ou de préparer le tournage des envoyés spéciaux en France, mais aussi en Europe ou au Moyen-Orient.

"On travaille toujours en fonction du prisme culturel de son pays"

Cela n’empêche pas ces derniers de tenter de montrer une image moins caricaturale de notre pays. «On travaille toujours en fonction du prisme culturel de son pays d’origine, mais plus on reste sur place, plus l’on s’imprègne de la réalité locale. On n’a pas la même analyse lorsqu’on débarque comme envoyé spécial», témoigne Étienne Leenhardt, qui fut le correspondant de France 2 à Londres (1996-1999) puis à Washington (1999-2003) avant de rejoindre, comme adjoint, la direction de l’information de la chaîne.
Il avoue s’être parfois battu pour faire valoir sa vision face à des idées préconçues de la rédaction française, victime de «l’effet de loupe, cet éloignement qui déforme les choses». Selon lui, le plus important est de «savoir résister à la pression».
«Notre travail est d’essayer de combattre les stéréotypes que peuvent avoir les Américains», renchérit Pat Thompson qui se voit comme une «éclaireuse». Son dernier documentaire, pour la chaîne publique américaine PBS, brossait le portrait d’une bénédictine américaine, ancien chercheur à l’Inra dans le Jura et spécialiste en microbiologie du fromage. Rentrée aux États-Unis, elle se bat aujourd’hui depuis son cloître pour la biodiversité et la conservation des traditions, notamment dans la production fromagère. Un personnage bien différent, en effet, des «émeutiers» de banlieue…

Cécile JAURÈS

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De moins en moins de correspondants étrangers

Des bureaux qui ferment.
Les chaînes américaines ne sont pas les seules à réduire ou fermer leurs bureaux français. « Les grandes chaînes traditionnelles de tous les pays voient leurs effectifs à l’étranger se restreindre comme peau de chagrin », affirme Emmanuel Klein, directeur de la société But du jeu, qui surfe sur cette tendance depuis quatre ans, mettant à la disposition des télévisions étrangères matériel, plateaux et équipes de production. Quatre-vingt-dix chaînes, roumaines, grecques, norvégiennes ou autres, font régulièrement appel à ses services. « Seuls les grands médias arabes (Al-Arabia, Al-Jazira…) ont aujourd’hui les moyens de maintenir des bureaux et, même, d’en ouvrir de nouveaux à travers le monde », poursuit Emmanuel Klein.

Plus de pigistes.
Cette fonte des effectifs touche également les correspondants de presse écrite. Christian Habonneau, secrétaire général du Centre d’accueil de la presse étrangère (Cape), situé à la Maison de la Radio, constate « un recours de plus en plus systématique aux pigistes “free-lance” qui travaillent ponctuellement, en fonction de l’actualité ». Même s’il est difficile d’arrêter un chiffre précis, en l’absence de statistiques officielles, il évalue à un peu plus d’un millier le nombre de correspondants étrangers en France, dont environ 750 accrédités chaque année par le ministre des affaires étrangères.

De grands pays absents.
20 % de ces correspondants étrangers dans notre pays travaillent pour les télévisions étrangères, mais la grosse majorité est employée par la presse écrite, ou les agences de presse (80 sur la place de Paris). Les Américains sont de loin les plus nombreux avec près de 240 journalistes, puis viennent les Anglais, les Japonais et les Allemands (entre 80 et 120 correspondants ), ensuite seulement les Italiens et les Espagnols (une cinquantaine chacun). « On compte sur les doigts de la main les correspondants de grands pays comme le Brésil ou l’Inde », s’étonne Christian Habonneau, qui distingue une spécificité américaine et japonaise : « Ce sont les seuls à disposer de correspondants spécialisés dans l’œnologie, la gastronomie, la mode ou le tourisme »…

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