11.1.06

Irak : les zones d'ombre de la politique de Bush

Moyen-orient Tandis que George W. Bush martèle le discours officiel, les non-dits s'accumulent sur les réalités militaires, politiques et économiques de la guerre en Irak.

Philippe Gélie
[Le Figaro, 11 janvier 2006]

GEORGE W. BUSH ne se lasse pas de répéter ses arguments sur la guerre en Irak. Il a encore deux discours à son programme, cette semaine, pour faire valoir qu'elle constitue un enjeu essentiel de la «guerre globale contre le terrorisme», que la démocratie essaimera à partir de Bagdad et que la coalition progresse, lentement mais sûrement, vers la victoire.
Cette rhétorique officielle est devenue tellement répétitive que l'opinion et les médias n'y prêtent presque plus attention. Pourtant, on peut tirer de précieux enseignements de ce que dit le président américain, et de ce qu'il ne dit pas. Car l'effort de transparence amorcé le mois dernier, avec la publication d'une «stratégie nationale» qui recense pour la première fois les défis à relever, a ses limites.
Paul Bremer, l'ancien proconsul à Bagdad, vient de l'illustrer à l'occasion de la sortie de son livre, Mon année en Irak (1). Il y raconte ses efforts pour convaincre les décideurs à Washington du niveau insuffisant des troupes américaines sur le terrain. Après un mois d'avril 2004 particulièrement meurtrier, il adresse un mémo au secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, plaidant pour le déploiement de 500 000 soldats américains, plus qu'un triplement des effectifs. Il défend aussi ce point de vue devant George Bush à la Maison-Blanche. Il n'obtiendra jamais de réponse et quittera ses fonctions un mois plus tard.

«Coalition des pas-du-tout-volontaires»

Le discours officiel ne varie pas sur ce point crucial : «Le président considère que les décisions sur le niveau des troupes doivent être fondées sur les recommandations des commandants militaires sur le terrain», a redit lundi son porte-parole, Scott McClellan. La précision du vocabulaire prend toute sa valeur : à l'époque où il était en cour, Bremer était présenté comme le principal maître d'oeuvre de la stratégie américaine en Irak, celui sur qui l'on comptait pour adapter cette stratégie aux réalités du terrain. En fait, lorsqu'il demandait un changement aussi fondamental, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, s'en remettait aux avis de généraux étrangement similaires au sien et ne se fendait même pas d'une réponse.
Paul Bremer confirme aussi un non-dit évident : «Nous n'avons jamais vraiment vu venir l'insurrection», a-t-il reconnu sur NBC. Et il décoche des flèches à la «coalition des pas-du-tout-volontaires». Même en prêtant l'oreille, on n'entend plus du tout George Bush parler de ses alliés en Irak. Peut-être parce que la coalition s'effrite. Fin décembre, l'Ukraine a achevé le retrait de ses 1 650 soldats et la Bulgarie celui de ses 460 hommes. Les Pays-Bas maintiennent à peine 50 soldats, la Corée du Sud et la Pologne ont annoncé le prochain départ d'un tiers de leurs effectifs et l'Italie le retrait de 300 hommes. Il reste en Irak environ 23 000 soldats originaires de 24 pays, contre 50 000 issus de 38 nations en 2003.
De même, pour ne pas attirer l'attention sur les désertions, le Pentagone a renoncé aux procédures disciplinaires contre les réfractaires. Quatre-vingts réservistes qui n'avaient pas répondu à l'appel vont être rayés des cadres sans la mention «honorable», mais aucun n'a été déclaré déserteur ni poursuivi, pas plus que 383 autres dont la trace a été perdue. Si l'on y ajoute les exemptés, 32% des mobilisés pour l'Irak se sont défaussés.

Comptes flous

Malgré les exigences de transparence budgétaire, les comptes de la guerre se perdent parfois dans la nébuleuse des non-dits. Pour le Pentagone, les opérations militaires coûtent 4,5 milliards de dollars par mois, soit une facture de 173 milliards à ce jour. S'y ajoutent les enveloppes pour la reconstruction, le fonctionnement d'une ambassade de 5 000 personnes, l'aide à la formation des troupes irakiennes, portant le total prévu fin 2006 à près de 500 milliards de dollars. Pour Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie opposé à la guerre, les coûts indirects (notamment sur le pétrole et les dépenses de santé) pourraient faire grimper l'addition jusqu'à 2 000 milliards en 2010.
Lorsqu'on recense les réalisations sur le terrain, le bilan est moins pharaonique. L'enveloppe de 18,4 milliards de dollars votée en 2003 a permis d'engager 3 600 projets de rénovation (900 écoles, 160 centres médicaux, 1 300 km d'asphalte). Mais 25% des coûts ont été aspirés par les dépenses de sécurité, et il reste beaucoup à faire, la production d'électricité et de pétrole étant toujours inférieure au niveau d'avant la guerre. En 2003, George Bush avait promis aux Irakiens «les meilleures infrastructures de la région». Dans le projet de budget qui sera soumis au Congrès le mois prochain, aucun fonds supplémentaire n'est prévu pour la reconstruction : «Les Etats-Unis n'ont jamais eu l'intention de reconstruire entièrement l'Irak, explique le général William McCoy. Nous devions juste relancer la machine.»
Dans une chronique parue hier dans le Los Angeles Times, Leon Fuerth, ex-conseiller du vice-président Al Gore, propose un marché politique qui en dit long : six mois de soutien des démocrates sur l'Irak contre «une amélioration radicale de l'information du Congrès et du peuple».

(1) «My Year in Iraq : The Struggle to Build a Future of Hope», Editions Simon & Schuster, 27 dollars.

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