28.2.06

Les Bédouins du Sinaï, accusés des attentats de Charm el-Cheikh, sont soumis à rude épreuve

LE MONDE | 28.02.06 | 12h57 • Mis à jour le 28.02.06 | 12h58
AL-ARICH, NAHKIL (SINAÏ, NORD-EST DE L'ÉGYPTE) ENVOYÉE SPÉCIALE

u fond d'un café d'Al-Arich, ville du Sinaï plantée au bord de la Méditerranée, Abdallah Rabaa, 75 ans, tord son chapelet en racontant l'histoire de son fils, Mohamed, accusé d'avoir participé aux attentats de Taba (34 morts le 7 octobre 2004) et de Charm el-Cheikh (au moins 70 morts le 23 juillet 2005).
"Ils disent que c'est un islamiste, gémit-il, mais sa barbe a poussé en prison. Il est accusé d'avoir fabriqué des bombes dans son atelier de garagiste, et même un missile. Où aurait-il pu mettre ces bombes et ce missile ? L'organisation de ces attentats a dû coûter des millions, mon fils gagnait à peine de quoi manger son pain. Et il risque de mourir..."
Le 25 février s'est ouverte l'ultime phase du procès des seuls suspects initiaux qui n'aient pas été abattus par la police : Mohamed Rabaa et Mohamed Gaez, respectivement 42 et 28 ans. La défense fait valoir que ces deux hommes étant en prison lors des explosions de Charm el-Cheikh, il était difficile de les leur imputer. L'accusation, elle, a brandi un nouveau suspect, Oussama Al-Nakhlawi, qui aurait avoué avoir planifié les attentats. Elle promet les confessions inédites de 19 autres prisonniers. Devant ces "révélations", le juge a ajourné le procès au 26 mars.
En attendant de connaître le sort réservé à son fils, Abdallah ressasse le "jour noir" de l'arrestation de Mohamed. "C'était ramadan, raconte-t-il, douze voitures sont arrivées. Des hommes cagoulés l'ont ligoté, face contre terre, un chiffon dans la bouche. Nous sommes restés quatre mois sans nouvelles. Ismaïl, mon deuxième fils, est allé à l'atelier de Mohamed. Il était saccagé et plein de policiers. Alors Ismaïl a disparu, et a été torturé pendant trois mois. Mon dernier fils, Ibrahim, vit au Koweït où il est chauffeur. Il est rentré. A peine arrivé, le 10 septembre 2005, il a été arrêté, torturé à l'électricité pendant quatre mois, sur le pénis et la poitrine. Le procureur a vu les marques !"

TRAUMATISME PERSISTANT

Après la triple explosion de Charm el-Cheikh, l'enquête a rapidement conclu que l'attentat était lié à celui de Taba et que les responsables étaient "une bande de Bédouins terroristes" cachés dans le désert. L'Egypte semble vouloir réfuter à tout prix une possible présence d'Al-Qaida dans le Sinaï. La police a ratissé le nord de la péninsule, se livrant à des arrestations violentes et massives, provoquant un traumatisme persistant dans la population. Elle recherchait 9 individus mais a procédé à 3 500 arrestations, chiffre jugé "démesuré" par l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch. " Ce n'était pas une enquête criminelle, proteste Achraf Ayoub, personnalité politique d'Al-Arich. Tout le monde a été arrêté. Le régime a ainsi dressé une carte politique du Sinaï, sans régler le problème de l'islamisme."
Fin décembre 2005, la vieille Fayza Tabarani entamait sa deuxième semaine de grève de la faim dans l'espoir d'obtenir des nouvelles de son fils, pédiatre, arrêté deux mois auparavant. Sa tribu, les Tabarani, ainsi que celle des Sawarqa, ont particulièrement été dans la ligne de mire. Lorsque les hommes étaient introuvables, leur femme ou leurs enfants étaient embarqués. Les détenus ont été maintenus au secret et torturés, selon ceux qui ont été libérés. Ils étaient interrogés les yeux bandés, mais tous évoquent la présence "d'hommes parlant une langue étrangère". Une source de renseignement du Sinaï atteste, sous condition d'anonymat, une présence de la CIA. La situation ne laisse pas indifférents les Américains, dont des as de l'antiterrorisme ont été conviés à visiter, le 25 février, le nord du Sinaï.
L'affaire s'est envenimée, car, comme le déclare tout Bédouin, "notre honneur résiste à tout, à condition qu'on ne touche pas à nos femmes". Ces arrestations féminines ont hâté le rassemblement des chefs de tribu et la déchéance de certains individus, qui ont fui au djebel Halal, un pic de 900 mètres réputé imprenable.
"Si l'armée avait pu intervenir, l'affaire aurait été réglée en 24 heures", assure un général - depuis les accords de Camp David, l'armée est interdite dans le Sinaï. L'affaire a tourné en combats meurtriers entre unités spéciales de la police, légèrement armées, et les Bédouins. Dans des communiqués distillés au compte-gouttes, la police a peu à peu annoncé la mort dans ces batailles de tous les suspects. Exceptés Mohamed Rabaa et Mohamed Gaez, qui devront attendre le 26 mars pour savoir s'ils seront jugés coupables.
Au fond d'une ruelle de Nahkil, en plein centre du Sinaï, une porte de tôle ondulée s'ouvre sur une pièce nue. Sabah Hussein Gaez, père du deuxième accusé, a tout vendu pour pouvoir rendre visite à son fils dans sa prison du Caire. Certains détails ne plaident pas en la faveur du fils. Son hobby consistait à réparer radios, ordinateurs et téléphones... bref, le suspect idéal en matière de détonateurs. Son épouse, Hind, est recouverte du niqab le plus sévère, chaussettes, gants et voile noir intégral.
"Mon mari est très religieux, mais ça ne regarde que lui", murmure-t-elle. "Ils nous ont dit que Mohamed reviendrait dans cinq minutes, dit le père, et il a disparu quatre mois. Nous l'avons retrouvé en prison dans le pyjama qu'il portait lors de son arrestation." Le ton devient coléreux : "Le régime n'aime pas les gens du Sinaï. On nous appelle "les juifs d'Egypte", à cause de l'occupation israélienne 1967-1982. Depuis, je parle hébreu. Certains ont rendu des services à Israël. Mais c'était il y a trente ans... Maintenant, nous sommes traités de terroristes islamistes. C'est une malédiction ! Nous n'avons plus que le sable à manger."

Cécile Hennion
Article paru dans l'édition du 01.03.06

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