16.3.06

La taupe devait remonter jusqu’à Al-Qaida

ESPIONNAGE - L’informateur du SAP s’était rendu en Syrie pour identifier les connections avec les filières irakiennes.

VALERIE DUBY ET ALAIN JOURDAN
La Tribune de Genève 15 mars 2006

La taupe recrutée par les services secrets suisses pour infiltrer le Centre islamique de Genève s'est volatilisée. Le 23 février dernier, Christian alias Sayyid, 35 ans, révélait dans les colonnes de la Tribune de Genève avoir été recruté par le service d'analyse et de prévention (SAP) pour espionner Hani ­Ramadan.
Ce qui a été confirmé. Depuis, l'ancien informateur des stups de la police genevoise, converti à l'islam en 2004 pour les besoins de sa mission, a disparu. Il a quitté la Suisse après avoir tout avoué dans une lettre adressée au directeur du Centre islamique de Genève. Pourquoi avoir choisi de faire de telles révélations?
Beaucoup s'interrogent sur les motivations de ce mystérieux agent de l'ombre, qui se met soudain à causer aux journalistes. Sa personnalité, son passé judiciaire (escroquerie, trafic d'anabolisants) laissent planer un doute quant à ses motivations réelles. En attendant, il se livre à un grand déballage en guise de règlement de comptes. Pour mieux s'affranchir de ses ex-employeurs?
D'abord réfugié à Las Palmas, aux Canaries, comme l'a révélé le Blick la semaine dernière, le Genevois a pris la poudre d'escampette, redoutant apparemment une arrestation qui s'annonçait imminente. «Le SAP va certainement essayer de me mettre les bâtons dans les roues. Me réfugier à l'étranger devrait me permettre de ne pas être empêché de parler, mais mon temps est compté», ­confiait-il récemment.
Christian est entré en clandestinité, comme on dit dans le jargon, usant de mille précautions pour communiquer: changement fréquent de numéro de téléphone portable, adresses e-mail différentes, noms d'emprunt, fausse identité... L'homme connaît toutes les ficelles du métier d'espion. Prudent, il a confié des documents au cas où cela tournerait mal pour lui.

Opération à hauts risques

«Dans un autre pays que la Suisse, on n'aurait pas hésité à me liquider dès l'instant que j'ai commencé à parler, mais ici cela ne se passe pas comme cela. Je garde néanmoins à l'esprit que, dans ce genre de situation, tout peut arriver.» Excès de paranoïa d'une recrue qui n'était pas taillée pour cette mission, d'un agent qui pète les plombs? Christian Sayyid a apparemment de vraies raisons d'être inquiet. Il n'y a pas que ses anciens employeurs qui pourraient lui réclamer des comptes. La taupe du SAP n'a pas fait qu'infiltrer le Centre islamique de Genève, elle s'est aussi déplacée à l'étranger.
Des déplacements à hauts risques, qui ont notamment conduit Christian jusqu'à la mosquée Al Fateh à Damas, en février 2005. La Syrie où il s'est rendu récemment encore. «C'était une opération clandestine, le SAP n'ayant pas la base légale pour enquêter à l'étranger», affirme-t-il aujourd'hui. Sur place, il rencontre notamment de jeunes Français issus de la mouvance salafiste.
Ils sont en contact avec un réseau pour rejoindre des groupes de résistance en Irak. Les passeurs réclament 800 dollars, auxquels il faut ajouter une somme comparable pour rejoindre un poste de «résistance», plus le prix de l'équipement et du matériel militaire. Soit en tout 4000 dollars environ. Le prix à payer pour rejoindre des combattants sur le ­terrain.
«On m'avait donné des informations sur la mosquée Al Fateh, où il était possible d'entrer en contact avec le groupe d'Abou Moussad Al-Zarkaoui», explique Christian. Entrer en contact avec les réseaux Al-Zarkaoui, le chef terroriste adoubé par Ben Laden, commanditaire de plusieurs attentats meurtriers, revient à mettre sa tête dans la gueule du loup. La taupe s'y risque. Le contact est établi par l'intermédiaire de R. H., un Franco-Algérien résidant à Genève, recherché par la police française pour une ­affaire d'accident de voiture.

Prêt à témoigner devant une commission d'enquête

Pour Christian, le SAP avait toujours à l'esprit d'impliquer Hani Ramadan. Il s'agissait de faire le lien entre R. H. et Hani Ramadan, de sorte à pouvoir dire que les islamistes qui fréquentaient le centre des Eaux-Vives se rendaient en Irak. Le centre devenait alors une base arrière du terrorisme du fait de ses liens, même éloignés, avec la nébuleuse Al-Qaida.
Christian, qui s'est converti à l'islam et, il le reconnaît, s'est pris de sympathie pour Hani Ramadan, affirme avoir refusé d'entrer dans ce jeu. C'est la raison pour laquelle il aurait stoppé sa collaboration avec le SAP, malgré les relances de son officier traitant.
Aujourd'hui, il se déclare prêt à tout raconter devant une commission d'enquête parlementaire. L'ancien agent souhaite s'entretenir avec Dick Marty, le député tessinois au Conseil des Etats, rapporteur spécial du Conseil de l'Europe sur les prisons de la CIA.

L’affaire rebondit sur le terrain politique

Les révélations de la taupe embarrassent. Comme on pouvait s'y attendre, l'affaire est en passe de prendre une tournure politique. Le conseiller national, vice-président des Verts suisses, Ueli Leuenberger, a saisi le Conseil national en déposant une question écrite à laquelle devra répondre lundi le conseiller fédéral chargé du Département justice et police, Christoph Blocher.
Quelle était la finalité de la mission d'infiltration confiée à l'ancien indic des stups? Ueli Leuenberger se demande si la taupe engagée par Berne était juste chargée de récolter des informations sur le centre islamique des Eaux-Vives ou bien de confondre Hani Ramadan par tous les moyens. «Introduire des agents provocateurs est quelque chose d'inadmissible. Selon mes informations, cette personne aurait été chargée d'introduire des documents compromettant dans le centre islamique.
Si tel est le cas, l'affaire serait extrêmement grave. Comment le Conseil fédéral justifie-t-il cette pratique?» Le conseiller national observe que «cela arrangerait beaucoup de personnes à Genève que Hani Ramadan soit piégé. Si une telle affaire avait concerné l'extrême gauche cela aurait été le tollé général.» Ueli Leuenberger poursuit: «Si d'autres mosquées devaient faire l'objet de surveillance, le Conseil fédéral peut-il apporter des assurances quant à la légalité des procédés en vertu de la loi fédérale instituant des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure et de la loi fédérale sur l'investigation secrète?»
Pour élucider le mystère de l'opération Memphis, il faudra attendre la réunion, fin mars, de la délégation parlementaire chargée de contrôler les services de renseignement. Quelle suite sera donnée à cette affaire? Tout dépend de ce que la taupe est réellement en mesure de révéler. Christian Sayyid en sait-il autant qu'il le prétend? En levant le voile sur ses activités et celles du service qui l'employait, le Genevois a mis à mal tout le dispositif de surveillance déployé autour des lieux dits «sensibles».
Selon nos informations, tout laisse à penser que l'ex-agent a révélé l'adresse de la planque utilisée par les services de renseignements suisses avenue de la Grenade, en face du centre islamique... De la même façon qu'il a expliqué comment les photos étaient prises aux abords de la grande mosquée à partir d'un scooter équipé d'une caméra cachée. Certains de ceux qui ont fait l'objet de ces surveillances très serrées connaissent désormais l'existence de ce fameux scooter. Qui manipule qui?
Ces révélations sont à double tranchant. Hani Ramadan se garde bien d'en faire une exploitation outrancière. Le directeur du centre islamique affirme faire confiance au parlement pour obtenir des éclaircissements. (vdy/aj)

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