11.5.06

Malaise dans le renseignement

La chronique d'Alexandre Adler
11 mai 2006, Le Figaro, Rubrique Opinion

Les hasards de l'actualité font que la France et les Etats-Unis connaissent en ce moment même une crise de confiance dans leurs services secrets respectifs : aux Etats-Unis, le directeur de la CIA, Porter Goss, totalement isolé, a été contraint à la démission. C'était un politique (membre de la Chambre des représentants), bien qu'il eût fait partie de l'organisation dans sa jeunesse, en tant que nageur de combat du service action. En France, c'est l'officier de renseignements le plus connu et le plus prestigieux, le général Rondot, qui se trouve sur la sellette et, très au-delà de lui, le rôle qu'ont pu jouer, certes à leur corps défendant, nos deux grands services de renseignements : DGSE, rattachée au ministère de la Défense, et DST, toujours officiellement service de police judiciaire dépendant du ministère de l'Intérieur.
Dans le premier cas, celui de la CIA, il s'agit d'une dévaluation massive du rôle du grand organisme de renseignement, créé sous Truman pour mener la Guerre froide. Le sénateur néoconservateur de New York, Patrick Moynihan, demandait, depuis vingt ans, sa disparition pure et simple au profit d'un service de renseignements humain, sur le modèle de l'Intelligence Service (MI 6) britannique. Les activités paramilitaires qui, sous la Guerre froide, avaient servi à monter de véritables campagnes au Nicaragua, au Tibet, dans les Hautes Terres indochinoises et, pour finir, en Afghanistan, auraient été dans ce schéma rattachées directement aux forces armées.
Depuis l'avènement de George W. Bush et le 11 Septembre, nous avons en réalité assisté au développement des conceptions du défunt Moynihan sous des formes voilées. La structure traditionnelle de la communauté et du renseignement aux Etats-Unis était, en effet, la même que celle de l'administration préfectorale française : de même que le préfet du département où se situe la capitale régionale fait aussi fonction de préfet de région ayant le pas sur ses collègues dans les départements, de même le directeur central du renseignement – c'est en effet son titre officiel – avait jusqu'alors autorité sur tous les autres services, tout en étant le chef en titre de la CIA, et le plus souvent un membre à part entière du «cabinet», c'est-à-dire du gouvernement fédéral. Le 11 Septembre a eu raison de ce schéma organisationnel, où le pouvoir politique avait plutôt tendance à favoriser la concurrence des services. Depuis la création d'un ministère de la Sécurité intérieure, on a tacitement regroupé hors de la CIA tous les services extérieurs – y compris le contre-espionnage qui fait partie intégrante de la police fédérale, le FBI – dans une structure souple, mais centralisée, via la nomination d'un tsar du renseignement, John Negroponte.
La montée en puissance du commandement des opérations spéciales du Pentagone tend parallèlement à absorber tout le secteur paramilitaire de la CIA chargé de la Covert Action, comme on l'a vu aussi bien en Irak qu'en Afghanistan. Il y a mieux – et pire encore : la nomination à la tête de la CIA du général des transmissions, Michael Hayden, consacre aussi sur le plan symbolique la subordination des artistes plus ou moins talentueux du renseignement humain de terrain (département des opérations) aux technocrates de l'électronique de pointe.
La France n'est sans doute pas atteinte des mêmes problèmes : nous n'avons ni le gigantisme du renseignement américain, ni les mêmes problèmes de compartimentation, ni les oppositions fortes entre renseignement et défense, depuis que le général de Gaulle eut décidé de rattacher l'espionnage à la Défense, comme au bon vieux temps du Deuxième bureau de l'état-major dont il fit naguère partie au Levant. La vraie difficulté en France, c'est, depuis 1945, la surpolitisation du renseignement. On l'a pallié de temps à autre dans la période récente par la nomination d'un officier général qui a rarement eu la compétence véritable pour animer son service. Il semble ne faire aucun doute à l'heure présente, que la DGSE ait honoré sous le gouvernement socialiste de Jospin, une «commande» qui concernait le président de la République ; il ne fait aucun doute que le général Rondot aura été chargé de vérifications dans un domaine strictement politique, dans l'affaire Clearstream.
Parmi les nombreuses propositions de réformes, qui ne manqueront pas de résulter de la contemplation de ce paysage après la bataille, je souhaiterais, pour ma part, apporté la mienne : assumer la tradition politicienne du renseignement français, qui fait le charme de nos services, mais la tempérer par l'Etat de droit que nous ont appris nos amis allemands. En raison de la méfiance naturelle du pouvoir politique envers des services qui abritèrent pendant trente ans une majorité d'anciens nazis, le BND et le BFV qui sont les petits cousins d'outre-Rhin de nos DGSE et DST, ont été regroupés dans une structure ministérielle du renseignement rattachée au chancelier, mais où la tradition toujours respectée veut que le directeur, ayant rang de ministre, appartienne au parti au pouvoir et son premier adjoint soit tacitement nommé par l'opposition. Un tel système, sans remaniement profond des structures, permettrait enfin de ramener le calme et la sérénité dans une communauté de renseignements qui, dans le confit actuel, sera plus que jamais la première ligne de défense du pays.

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