11.5.06

Oubliez Clearstream : le vrai scandale français, c'est l'immobilisme des élites

John Vinocur (Journaliste, essayiste, éditorialiste à l'International Herald Tribune.)
11 mai 2006, Le Figaro, Rubrique Opinions

Comparer l'affaire Clearstream au scandale du Watergate ne sert qu'à détourner l'attention des causes profondes de la triste réalité française. Voilà plus de trois décennies, le Watergate choqua, enragea les Américains quand ils furent informés du mensonge, de la mesquine friponnerie et de la conspiration criminelle impliquant le président des Etats-Unis. Aujourd'hui, pour reprendre le terme employé dans une manchette du Parisien publié la semaine dernière, la pagaille de l'affaire Clearstream a «désorienté» l'électorat français. Mais les Français sont-ils horrifiés, révulsés ?
Apparemment non, si on en croit l'enquête publiée par ce même journal. Ce paradoxe reflète la réalité d'un pays dont les réflexes face au scandale se sont émoussés, non pas tant en raison d'une incapacité foncière inhérente à la nation, mais plutôt par désaffection envers tout ce qui dégage un parfum d'échec ou de déclin. La volonté de la classe politique de persévérer dans son évocation du Watergate ne fait que fixer l'attention de l'opinion sur le symbole d'un scandale qui se solda par le départ en disgrâce d'un chef d'Etat. Se concentrer exclusivement sur l'affaire Clearstream revient à détourner la France des causes fondamentales de son malheur et qui continueront – que les personnes à l'Elysée et à Matignon restent au pouvoir ou non – à faire des ravages jusqu'à ce que le pays se remette à affronter la réalité.
La réalité, c'est la succession de trois énormes secousses qui, en l'espace d'un an, ont déstabilisé un pays riche et important : le rejet de la Constitution européenne, les émeutes dans les banlieues de novembre dernier et le rejet massif de tout changement exprimé par les manifestations anti-CPE. Pour le moment, la France n'a pas encore défini clairement l'origine de ces troubles et ne s'est pas encore employée à comprendre leur fondement avec une quelconque détermination.
Le non des Français à l'Europe est advenu, à mon sens, parce que les régimes, ceux de droite comme ceux de gauche, ont toujours présenté aux Français (pour de pas dire à la planète tout entière) l'Union européenne comme étant – selon une loi quasi naturelle et de manière inaliénable – le lieu de la primauté française. Aux yeux de la nation et de l'Europe, cette primauté – vecteur de l'influence de la France dans le monde – disparut manifestement avec l'élargissement de l'Union européenne. Le plombier polonais, lorgnant fort peu secrètement sur les garanties de sécurité américaine, a incarné l'épouvantail officiel menaçant les emplois français. Le vote français contre un engagement européen plus poussé qui s'est ensuivi n'était qu'un cri de rage et d'impuissance jeté à la face d'un monde défunt. Tout cela advint parce que personne, dans la classe politique française, n'a eu le courage de dire que ces vieilles arrogances et ces ambitions éculées – y compris la politique arabe de la France – étaient à bout de souffle et que la France devait apprendre à jouer un nouveau rôle en Europe et dans le monde. Avec ou sans l'affaire Clearstream, la France n'a pas encore accepté le caractère irréversible de cette réalité.
Les émeutes de novembre dernier résultaient du refus de se défaire de cette même suffisance, laquelle se construit autour du mythe selon lequel le modèle social et républicain français, offrant aux immigrants un label de francité au rabais, suffirait à créer (ou plutôt à imposer) un sentiment d'allégeance encourageant l'insertion. D'où l'aigreur des nouveaux entrants lorsqu'ils furent confrontés à la discrimination et au mépris, en totale contra diction avec cette vanité patriotique. Pourtant, un nouveau type d'engagement, implicite dans les discours sur la discrimination positive et les quotas scolaires et professionnels pour les défavorisés, a trouvé un allié rhétorique en la personne de Nicolas Sarkozy. Mais ces idées sont rejetées par toutes les autres formations politiques. Une majorité de la droite et la totalité de la gauche ne veulent rien avoir à faire avec ce concept qui terrifie leurs électeurs intoxiqués aux avantages acquis.
Bien que personne ne le reconnaisse, une approche massive et maximaliste en matière d'intégration des immigrés et focalisée sur la population musulmane est extérieure au périmètre du débat actuel. Il en est de même pour les réformes après la mise en échec du CPE par la volonté de la rue. Il ne s'agit pas seulement d'ouvrir le marché du travail aux réalités de l'économie et de la compétitivité. Mais, pour une majorité de la classe politique, oser affirmer l'évidence – c'est-à-dire que le démantèlement de l'étatisme et la création d'une nouvelle société où les lois cesseraient de garantir abusivement un avenir sans risque sont liés – est considéré comme une brutalité anglo-saxonne.
Ce que l'affaire Clearstream devrait porter, par-delà les réponses aux questions concernant d'éventuels agissements criminels, c'est une lumière crue sur l'immobilisme satisfait de la politique française, qui commença durant les années Mitterrand et marque si distinctement la présidence de Chirac.
La solution de facilité, pour la classe politique, est de faire de ce scandale – et les signes sont déjà là – le vecteur unique décidant de l'avenir politique de la France. A l'instar de ce qui s'est pratiqué depuis vingt ans, voilà une manière bien tentante et rassurante d'éviter la grande opportunité qu'offre l'affaire Clearstream, celle de s'atteler enfin à la tâche. Le scandale politique, s'il n'a pour conséquence qu'un changement de tête à droite ou à gauche, aura raté le vrai défi : prendre de front les vérités les plus amères du pays.

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